Alea jacta est

Article : Alea jacta est
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23 novembre 2012

Alea jacta est

La nouvelle ne va ni faire le tour du monde ni même du Canada ni même de Montréal, alors je vous en glisse un mot : Jean Barbe a été remercié par le Journal de Montréal pour avoir comparé Martineau et Duhaime aux «prisonniers dans les camps de la mort qui acceptaient, pour un peu de viande, de faire la police auprès des leurs» dans un blogue qui n’existe plus.

Qui est Jean Barbe ?

Franchement, ça a très peu d’importance. J’ai lu un de ses livres (Comment devenir un monstre) il y a plusieurs années et je n’avais pas détesté. Je l’ai croisé dans les manifestations étudiantes au printemps. Un bonhomme à l’air sympathique. Il est de la «gauche artistique» si on peut l’appeler ainsi, rien à voir avec le Journal de Montréal dont le directeur de l’info m’a déjà avoué qu’il était «plus comme Paris Match».

Qui sont Martineau et Duhaime?

Ah ! ça, c’est peut-être important. C’est qu’ils sont les principales voix de la droite économique au Québec – dans les journaux disons – mais une droite populiste, celle qui tourne les coins rond, du genre «N’augmentons surtout pas les impôts, sinon les riches vont partir» et qui répond «Mais la dette ?» à n’importe quel débat de justice sociale.

Et justement, quand j’ai lu le texte de Jean Barbe (avant qu’on le «remercie») – qui me semblait une critique bien vulgarisée de cette vision de l’économie omnisciente véhiculée dans nos journaux comme la plus «réaliste» et la plus «pragmatique», quand elle est évidemment une seule vision parmi bien d’autres et probablement la plus réductrice si vous voulez mon avis -, j’ai écrit sur Facebook : «Jean Barbe, relaxe, mais t’as raison.»

«Relaxe», parce que Martineau et Duhaime ne sont comparables aux «kapos» des camps de concentration que dans leur pragmatisme égoïste. Mais prisonniers eux-mêmes de leur rôle de «bouffons de la droite», je doute qu’ils aient la même relation d’interdépendance que les kapos avec le système qu’ils supportent. En fait, j’ai l’impression qu’ils font surtout nuire à la droite tandis que selon l’intellectuel allemand Eugen Kogon et prisonnier numéro 9093 du camp de Buchenwald : «Le système d’un camp de concentration devait sa stabilité en grande partie à une structure de kapos

Cela dit, Jean Barbe a raison dans le fond: « Votre vérité est une vérité captive, enfermée entre des murs bien épais dans la prison du libéralisme économique. Et vous y êtes vous aussi, comme nous y sommes tous, prisonniers d’une logique économique qui ne rend pas heureux, qui nous tord comme des éponges, qui n’a d’autres fins que la croissance et qui, en croissant, massacre la seule planète que nous sommes en mesure d’habiter.»

En comparant les chroniqueurs de son propre journal à des kapos, il jouait avec le feu.

Mais j’espère bien que Jean Barbe a été licencié par manque de loyauté envers ses collègues et non pas parce qu’il comparait le néolibéralisme à l’holocauste. Parce que, plusieurs, John Berger entre autres, l’ont fait avant lui, en parlant du néolibéralisme comme d’un genre de «fascisme économique», une expression qui repose sur la théorie de «société de contrôle» de philosophes comme Gilles Deleuze et Michel Foucault.

Pas des cons.

Selon certains experts, Foucault «voyait dans Auschwitz et son monde de la mort une culmination des technologies de domination, avec leur objectification des humains.»

Et c’est sans doute ça le danger du néolibéralisme, c’est qu’en dehors des périodes de crises économiques, il ne paraît jamais tellement cruel, mais côté «technologies de domination» et «objectification des humains», il n’est pas mal non plus, non ?

Voilà en partie pourquoi je ne m’offense pas de la comparaison maladroite de Jean Barbe (suicide professionnel ?), même si elle visait peut-être les mauvaises personnes. Car il y en a bien d’autres des kapos, mais ce n’est pas Martineau et Duhaime, ou bien à peine.

***

L’autre raison, et là où je crois que Martineau et Duhaime, avec leur franc-parler habituel, auraient dû s’opposer au renvoi de Jean Barbe, c’est la liberté d’expression.

Certains s’offensent que des chroniqueurs anglophones traitent les séparatistes du Québec (au pouvoir dans la province en passant, un peu comme le Hamas…) de racistes.

On a parlé de ça au congrès de la FPJQ samedi dernier, et je suis plutôt de l’avis de Pierre Vennat à propos de ce qu’on appelle en Anglais le fair comment ou le commentaire honnête: «Si le gars y dit des conneries, bien y dit des conneries et puis qu’y mange de la marde.» («manger de la marde» = «Alea jacta est» en québécois, ou presque…)

Laissons nous donc exagérer et traitons nous de nazis et puis qu’on mange de la «marde».

Comme l’écrivait Jean Barbe sur Twitter en diffusant l’article qui lui a fait perdre sa tribune: «Quand ça sort, ça sort.» Et pourquoi pas, tiens, si ça lui a fait du bien?

 

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Commentaires

manon
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Jean ne me barbe pas

Serge
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d'autres affirme que le libéralisme (post URSS) est devenu une sorte de totalitarisme. tu connais Slavoz Zizek? Il a notament écrit "contre les droits de l'homme", pas bête non plus lui.

Nicolas Dagenais
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J'aime Zizek. Mais les deux traditions dont il se dit le défenseur (la psychanalyse et le communisme) me semblent irréconciables. Il faut se rappeler que Michel Foucault a débuté dans la même veine avec «Maladie mentale et personnalité», livre qu'il a expurgé de ses éléments marxistes dans une deuxième édition en 1962. Un livre intéressant sur le totalitarisme: «Éloge de la corruption» de Marie-Laure Susini. Pour ce qui est des droits de l'homme, je n'ai pas encore mon idée faite, mais je trouve que l'expression est utilisée plus souvent qu'autrement de façon extrêmement hypocrite.