La haine des vieux
Je me suis retrouvé vendredi dernier dans une maison formidable, une maison de Westmount qui recèle de presqu’autant de tableaux prestigieux et de mémoires légendaires que la Casa de Alba et qui est celle de la fille d’Andrée Maillet, écrivain québécoise, directrice de la fameuse revue Amérique Française dans les années 1950s, et l’héritière de deux riches hommes d’affaire du début du XXe siècle.
Il était tard, presque cinq heures du matin, et je suis reparti de là, sans trop comprendre pourquoi, avec un livre d’Andrée Maillet, son dernier, un roman épistolaire dans lequel une certaine Salomé évoque, façon très nouveau roman, une histoire d’amour avec un New-Yorkais, qui apparemment était bien réelle et l’avait hantée tout au long de sa vie. Ça s’appelle Lettres au Surhomme. Le Surhomme c’était l’«übermensch» de Nietzsche évidemment. Et Salomé comme dans Lou Andreas-Salomé, la seule femme, dit-on, de qui Nietzsche ait jamais été amoureux.
J’étais en extase.
Quelle chance d’avoir une grand-mère à laquelle Winston Churchill avait d’ailleurs adressé personnellement une lettre pour lui dire qu’il avait bien aimé son livre!
Mais je n’ai pas à me plaindre. Ma grand-mère paternelle était une proche des Compagnons de Saint-Laurent qui sont plus ou moins les fondateurs du théâtre québécois, mon grand-père un ingénieur réputé, et le père de ma mère était un un inventeur formidable (la légende familiale dit qu’il a inventé les patins à roues alignées) et ma grand-mère était une socialite appréciée de tous. Elle l’est encore.
J’étais chez eux hier, dans leur maison des Laurentides, à 45 minutes au nord de Montréal.
– Tu sais ce qu’il disait l’humoriste, comment s’appelle-t-il…
– Yvon Deschamps ?
– Oui c’est ça, tu sais ce qu’il disait : «Ce n’est pas le temps qui passe, mais nous qui passons dans le temps.»
J’ai vérifié. Ce n’était pas Yvon Deschamps, c’était un autre humoriste fameux du nom d’Albert Einstein, mais ce n’est pas important: l’important c’est que la vieillesse est d’après moi l’âge le plus formidable de la vie, cet âge où le pessimisme et la sérénité rejoignent presque l’idéal nietzschéen, et que je trouve, et je ne suis pas seul, que le mal suprême ici-bas c’est la façon dont on traite nos vieux, comme des enfants, comme des débiles même, quand ils sont infiniment supérieurs à nous.
Bien sûr qu’ils sont perdus, bien sûr qu’ils oublient nos noms, bien sûr que ma grand-mère qui tient un discours quasi-marxiste vote à droite, mais lorsque je tombe chez mes grands-parents sur un magazine comme le Bel Âge – cette honte journalistique suprême pourtant très réputée dans laquelle, une page sur deux, on leur vend des crèmes de jouvence avec des mannequins que je soupçonne des trentenaires avec les cheveux teints en blanc et, au verso, des «résidences pour personnes autonomes» (!) quatre fois trop chères ou des maisons de vieux qui sont, et j’en ai visité une il y a quelques mois, privée, moderne, mais basées sur le modèle de la pré-maternelle – j’ai honte de mon pays.
Et toute cette publicité dans le Bel Âge (aussi sous la forme d’un publireportage du genre «Mon plan anti-âge»), c’est sûrement la forme la plus vicieuse d’un phénomène que je vois très répandu dans mon pays et je suis bien d’accord avec Houellebecq – qui a été élevé par ses grands-parents – on doit l’appeler par son nom : la haine des vieux.
Vous avez lu La Possibilité d’une île de Houellebecq? Ce roman qui a inspiré à Iggy Pop une chanson aussi optimiste que «It’s Nice to be Dead». Il faut le lire.
Houellebecq, je sais que vous le détester en France parce qu’il ne paye pas ses impôts, mais il a bien raison là-dessus : «Nous sommes piégés dans un monde d’enfants. De vieux enfants. La disparition de la transmission patrimoniale signifie que le vieux aujourd’hui n’est qu’une ruine inutile. Ce qu’estime en général la majorité c’est la jeunesse, ce qui rend la vie automatiquement déprimante, parce que la vie consiste, en gros, à vieillir.»
J’avais rencontré durant le «printemps érable» cette femme, la vice-présidente aux ressources humaines d’une grande banque québécoise, qui n’était pas du tout d’accord avec la gratuité universitaire évidemment, et qui m’avait dit très justement qu’on se pavanait dans la rue en criant la révolution et que pendant ce temps-là nos grands-parents étaient laissés à eux-mêmes, seuls, malades, et qu’on s’en foutait complètement.
Elle avait bien raison.
Heureusement, il y a aussi des gens, comme Edmonde Charles-Roux (la présidente de l’Académie Goncourt à 93 ans) qui sont là pour nous remettre à notre place, et qui disait déjà, en 1968, «Je refuse d’appeler civilisé un pays qui n’a pas le respect, la conscience de ce que l’on doit aux gens d’âge.» Ça lui venait de son héritage provençale disait-elle.
Alors, parce que quand j’entend mon grand-père parler de la sauce à spaghetti de ma grand-mère en des termes aussi éloquents que «C’est bon jusqu’au fond de mon âme.»
Avant d’ajouter : «Si ça existe, ça : une âme…»
J’ai un mot pour vous les vieux:
Je vous aime.
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